mercredi 21 février 2024

Anatomie d'une chute de Justine Triet

 

Une fiction post-vérité

·         Mohammed Bakrim

 

Un bon film mais une Palme d’or   controversée ! Loin des calculs cannois, il y avait certainement d’autres prétendants plus « légitimes » en termes cinéphiliques, stricto sensu. Je pense notamment à Aki Kaurismaki et ses Feuilles mortes (j’y reviendrai). Dans tous les cas, ce soir-là, à la belle salle casablancaise du Lutétia, je n’étais pas le seul à le penser. Si l’on s’en tient à l’applaudimètre, la réaction du public (nombreux et diversifié) à la projection du « film événement », L‘anatomie d’une chute, en ouverture des semaines du film européen, fut pour le moins mitigée. Peut-être que la pluie des récompenses reçues par le film avait placé l’horizon d’attente à un niveau élevé. Par exemple, le jour même de sa présentation, il avait obtenu Le prix du meilleur film policier (sic !) ; et la veille, le prix du syndicat français de la critique. Mais peut-être que le malentendu est plutôt ailleurs. Mon hypothèse est que la dimension culturelle et les enjeux sociétaux qui traversent le film de bout en bout y sont pour beaucoup. Les deux plans chargés d’ambiguïté de la séquence finale (on voit d’abord la mère dans les bras de son enfant dans une posture trop intime ; puis la veuve qui se retrouve étreignant le chien venu prendre la place de l’époux disparu) ne sont pas faits pour faciliter une réception culturelle apaisée du film. Celui-ci est trop marqué (comme on dit pour un signe linguistique) culturellement. C’est un film dans l’air du temps européen, surtout franco- français. Il anticipe quelque part l’arrivée de Gabriel Attal, perçu comme indicateur sociétal, à la primature. C’est un film « post » : post MeToo ; post Brexit : la langue anglaise est omni présente dans le récit ; l’anglais est même valorisé comme terrain d’entente pour le couple franco-allemand en panne et il y a une nostalgie de Londres, ville refuge, loin des « trous » que Sandra l’écrivaine d’origine allemande et son mari Samuel, écrivain et enseignant ont connu de part et d’autre du Rhin…

Mais c’est essentiellement un récit post vérité. Le concept est devenu populaire depuis le début des années 2000. Il permet de « décrire une situation dans laquelle il est donné plus d'importance aux émotions et aux opinions qu'à la réalité des faits ». Et le film n’est pas avare en émotion ; déjà en mettant un enfant, non-voyant de surcroît, au cœur du drame. Le choix en outre de conduire le récit à partir du point de vue d’une femme forte qui a réussi là où le défunt a échoué et qui a même pu imposer sa langue au tribunal qui l’avait au départ obligée à s’exprimer en français. Et une femme enfin qui n’a pas hésité à dévoiler en public ses choix intimes. Autant d’arguments qui ont séduit les féministes et les pro-féministes.

Mais peut-être qu’il faut neutraliser tout ce discours d’escorte qui accompagne le film pour s’intéresser au film lui-même. Un bon film alors ? Oui, indéniablement : très bon scénario (un peu même trop) ; très bon casting et une bonne direction d’acteurs (l’actrice principale est excellente) ; le chien Messi très bien dans son rôle de véritable témoin muet (il ouvre le film et il le clôt) …

Le film s’ouvre sur une voix off. C’est un film en effet que l’on voit et que l’on écoute surtout (une partie du drame sera construite autour de la question de ce que l’enfant a réellement entendu à propos de la dispute de ses parents). Puis les images suivent cette ouverture sonore et on découvre, Sandra interviewée par une étudiante. Il y a un jeu de séduction implicite que le jeu de la caméra capte intelligemment. Mais les bruits de musique qui émanent de l’étage empêchent le bon déroulement de l’interview. Reste l’échange des regards entre les deux femmes avant de convenir d’un autre rendez-vous, ailleurs. On découvre les lieux, une maison de montagne. Les plans intérieurs sont saturés de lignes (poutres, portes, escaliers…) et de figures géométriques avec prédominance de la figure du triangle (père/mère/enfant ?). La configuration de cet espace préfigure un récit complexe. Un cinéma de la complexité, en somme ; de la confusion des sentiments. Arrive une balle du premier étage suivi d’un chien qui la récupère et remonte. Au propre et au figuré, la balle est dans le camp de l’enfant. C’est son témoignage final qui va faire basculer le procès du côté de l’acquittement de la mère. Même si l’ombre d’un doute persiste.

Le film est en effet un film de procès. Une tendance de l’époque, le cinéma français, mais pas que, va beaucoup aux tribunaux.  Une illustration de la judiciarisation de la vie publique : on ne compte plus le nombre d’hommes publics convoqués devant les juges (politiciens, producteurs de cinéma…) mais cela reste un formidable exercice de cinéma où les Américains sont passés maître. Le tribunal séduit les scénaristes. Un film de procès : c’est une mise en scène d’une autre mise en scène ; celle d’une cour de justice fortement codée ; obéissant à un « scénario » bien rodé. Le tribunal est un espace de jeu où circule une parole et des regards selon un rituel bien établi. Le film de Justine Triet dévoile ce dispositif en le faisant précéder par une répétition : l’avocat vient chez Sandra (c’est une vielle connaissance) et l’entraine au redoutable exercice que constitue un procès des Assises. Cette partie jouée par les deux personnages est d’ailleurs fort intéressante, bien réussie par rapport à la scène réelle au tribunal. Je trouve les séquences du tribunal de Saint Omer d’Alice Diop très fortes avec un dispositif qui privilégie le plan fixe donnant toute sa mesure au jeu de la parole et du regard dans ce corps à corps que sont les interrogatoires et les contre- interrogatoires dans un cour de justice. Justine Triet a choisi une autre démarche ; plutôt une caméra très mobile, variant les angles et les points de vue comme pour dire le poids de l’incertitude qui pèse sur les enjeux. Elle multiplie les cadrages et des positions inédites (en contre-plongée par exemple sur le procureur !). La protagoniste, l’accusée, est filmée elle sereinement. Un code de couleurs à partir de ses vêtements décline métaphoriquement l’évolution du drame. Très tôt dans le film on la découvre lors de son interview reportée dans des cloueurs claires, chaudes, vives qui disent sa joie de vivre. Tout de suite après ce sont des costumes avec des couleurs sombres, froides. Sauf pour le plan final dans le tribunal où on la découvre mieux éclairée, avec un chemisier clair. Une ambiance optimiste annonçant le dénouement heureux du procès.

 


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