Un film choral pour une tragédie
urbaine et moderne
·
Mohammed Bakrim
Une ouverture
riche en éléments visuels instaure une sorte de programme. Un dialogue de signes énonçant une rhétorique
dont se réclame le nouveau film de la jeune cinéaste Jihane El Bahhar. Le
dessin sur une citation d’anthologie s’inspirant du patrimoine poétique s’anime
par un fondu enchainé très poétique. Une vue aérienne d’une cité que l’on
découvre au fur et à mesure d’une fuite. On craint le cliché rendu par l’usage
des drones dans plusieurs films. Mais très vite El Bahhar rectifie le tir et
ramène ces images qui induisent un non point de vue sur un espace qui affiche
une certaine cohérence pour nous ramener sur terre. La dichotomie entre le
dessin manuel versus l’image animée et l’opposition entre le haut et le bas se
traduisent par une première confrontation entre gangs. Le récit nous introduit
dans cet univers par pallier comme imprégné par l’esthétique du geste du
dessinateur
Pour son
deuxième long métrage, Jihane El Bahhar a opté pour un exercice délicat :
aborder un sujet grave, quasiment inédit dans notre filmographie, en
l’occurrence le trafic d’organes dans un style qui ne renie pas la
poésie ; l’amour. Un style nourri de tendresse, d’empathie envers ceux
d’en bas. Certes, la jeune cinéaste reste dans le registre de la comédie. Genre
qui lui a réussi très bien puisque son long métrage Au pays des merveilles a
caracolé en tête de box-office pendant plusieurs semaines et s’inscrit en bonne
position dans la liste très étroite des films qui ont réalisé des records
d’audience inégalés. Sauf que cette fois c’est une comédie noire (il y a
beaucoup de scène de nuit, d’espaces fermés…) et dont le récit est porté par
une structure narrative polyphonique ; une configuration originale
relevant du film choral (la référence du genre étant Crash de Paul Haggis). Une
configuration aux apparences complexes puisqu’elle fait croiser trois
histoires, autour de trois couples aux destins différents qui se rejoignent
dans une issue tragique. Tragique mais qui ne manque pas de promesse de
rédemption grâce à l’amour auquel le film est dédié et comme le suggère éloquemment
le beau plan final qui clôt le film.
Jihane El Bahhar
met la périphérie au centre du récit. En effet, il y a quelque chose de
pasolinien dans cette descente aux enfers. Dans cette vision conjuguant le
vulgaire et le sublime. Dans le réalisme qui décrit la vie des gangs ;
dans la violence verbale, physique et symbolique qui traverse les rapports
entre les personnages et entre les personnages et leur environnement. Il y a
une violence des images car le film ne cherche pas à éluder l’horreur qui
caractérise ce trafic morbide. El Bahhar n’hésite pas à montrer les détails
mais ce n’est pas montrer pour montrer, plutôt pour démontrer. Démontrer jusqu’où
la cupidité et la soif de l’argent facile peuvent gangrener le tissu social au
détriment des valeurs élémentaires. En montrant les ravages de la misère noire,
le film relève d’un pamphlet impitoyable dans la lignée de la grande comédie
sociale italienne. Pour Jihane El Bahhar, le registre comique est la voie
royale pour dresser un constat accablant d’une cruelle drôlerie. Le film ne
cache rien (pédophilie ; trafic d’organes ; maltraitance de
l’enfance ; déliquescence de la famille ; réseaux mafieux
occultes ; états de délabrement du système de la santé publique…). Il est
à l’image de ce personnage extraordinaire qu’est Souad (excellente Majdouline
Idrissi) : vraie ou fausse infirmière aux allures d’ange qui cache un
monstre. Son interprétation intrigante indique l’autre ressort qui porte le
film, celui de l’investissement des acteurs dans la réussite du projet. Jihane
El Bahhar aime ses comédiens ; on sent qu’elle ne les dirige pas mais les
met en situation de s’imprégner du rôle et de se le réapproprier avec
intensité. Cela nous donne, in fine, un jeu à la hauteur des enjeux. Avec la cerise sur le gâteau, la grande
révélation du film, Hind Benjbara. Elle signe ici indéniablement son meilleur
rôle. Elle sort de l’image stéréotypée où l’avait enfermée ses rôles à la
télévision pour s’épanouir dans un registre tragique, humain qui illumine
l’écran comme pour annoncer une naissance. La naissance d’une nouvelle étoile.
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