dimanche 25 décembre 2016

Tarfaya ou la marche d’un poète, il y a cinquante ans


Ode à l’errance esthétique

C’est un film emblématique d’une époque prometteuse du cinéma marocain : il y a cinquante ans (196), en effet, des jeunes cinéastes fraîchement diplômés (la 18ème promotion de la célèbre école parisienne de cinéma, l’IDHEC) collaboraient au tournage d’un court métrage qui marquera les cinéphiles, Tarfaya ou la marche d’un poète. Le générique nous apprend que le film est co-réalisé par Tazi et Bouanani même si beaucoup d’autres observateurs l’attribuent uniquement à Bouanani. Feu si Ahmed en a signé le montage et le texte très poétique de la voix off, Rechiche était à la prise de son.  Dans certaines de ses interviews, Ahmed Bouanani aimaient dire qu’il avait fait beaucoup de films signés par d’autres…mais c’est une question que trancheront les historiens de cinéma. Aujourd’hui, Tarfaya ou la marche d’un poète honore le court métrage marocain.
Le film d’une durée de 20 minutes, en noir et blanc aurait mérité d’être célébré à l’occasion de son cinquantenaire, par exemple à Laayoun où cette semaine se déroule une manifestation dédiée au documentaire sur l’espace et la culture sahraoui.  D’autant plus que le film ne manque pas de vertus didactiques ; il constitue une bonne opportunité pour les jeunes réalisateurs qui se confrontent, souvent pour la première fois, au documentaire et le documentaire thématique en particulier. Il faut une rééducation du regard pour le libérer du formatage du tout visuel (ils voient les images sur Youtube). D’autant plus que beaucoup de réalisateurs sont marqués par leur collaboration avec la télévision. Celle-ci impose une vision fausse du documentaire. Ce qu’on y voit ce sont des reportages de société marqués par la grammaire télévisuelle à savoir  tourner vite ;  hyper-dramatisation ; goût du sensationnel et sujet dicté par l’air du temps. Tarfaya est aux antipodes de cette démarche.
Pour Bounani, on ne pouvait aborder l’espace saharien en dehors de l’angle de la poésie. Dès le titre, cette référence double est convoquée : un lieu, Tarfaya qui renvoie à des images qui confinent à la mythologie du désert, de la mer et de la rencontre de l’autre ; la marche d’un poète renvoie à la figure de l’errance : les grands espaces du désert sont une invitation permanente au voyage,  à la méditation, à l’inspiration. Les images physiques sont le levier des images rhétoriques.  Le film n’échappe pas à cette approche ; le court métrage épouse lui-même la forme de son contenu. Ce n’est pas un documentaire pur ; et ce n’est pas une fiction classique ; son écriture reste cependant marquée par ce que j’appellerai une éthique du documentaire : la caméra n’est pas envahissante ; le film a une durée de 20 minutes mais il donne l’impression qu’il dure plus car il est porté par une logique du temps qui est celle de son sujet. Dès la séance d’ouverture le ton est donné : on filme les gens et les objets avec empathie ; la caméra intègre cette communauté qui s’installe. L’enfant est au centre du récit ; c’est lui que nous accompagnerons, une fois devenu adulte, dans sa quête de ce grand poète censé l’initier à la magie des mots. Cette quête de l’inspiration poétique est à lire comme une parabole de la recherche esthétique du jeune cinéaste lui-même. Le jeune Khaled qui traverse les espaces n’est-il pas à l’image de cette jeune génération de cinéastes qui arrivent cherchant à inscrire un langage universel, le cinéma, dans des codes culturels. Au terme de sa quête Khaled arrive trop tard, le poète tant recherché n’est plus là ; il n’est qu’un symbole ritualisé par des célébrations triviales (le geste de Khaled refusant de voir le sang de l’animal sacrifié). Mais ce n’est pas une quête perdue, elle a été en elle-même un parcours initiatique. Le jeune poète a trouvé  sa voi(e)x en lui-même. Comme le jeune cinéaste.
Film produit par une institution officielle, le CCM, il réussit à répondre à la commande sans se réduire à un reportage institutionnel.  Il réussit par exemple à nous faire découvrir, dans son aspect documentaire stricto sensu, cette belle région du pays,  y compris en recourant à des images officielles d’archives sur la libération de Tarfaya, insérées intelligemment dans un dispositif de visionnage kaléidoscopique que l’on retrouvait chez des marchands ambulants dans les souks. Un dispositif qui comporte déjà des clins d’œil   au cinéma que prônera Bouanani toute sa vie.

Mohammed Bakrim 

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