samedi 5 septembre 2015

the narrow frame of midnight lecture de mohammed bakrim

De Timhdit à Bagdad…
Le monde globalisé de Tala Hadid



L’honneur du cinéma.  Oui, l’honneur du cinéma marocain a été réhabilité mardi dernier avec la projection en avant-première du long métrage La nuit entr’ouverte de Tala Hadid ; programmé à l’affiche des « salles » du pays dès le lendemain mercredi. La présence de ce film très particulier sur nos écrans, nonobstant ce que sera sa performance au niveau du guichet, fait honneur au cinéma marocain. La sortie « commerciale » d’un film estampillé auteur, est un véritable challenge signé Najib Benkirane, le distributeur qui était au rendez-vous du nouveau départ du cinéma marocain vers le début des années 1990. Ici, il a fait le choix de la qualité et de l’intelligence pour ouvrir une entrée cinématographique qui s’annonce chargée. En effet une dizaine de films se bousculent au portillon…Un challenge car le film de Tala Hadid sort des sentiers battus ; ce n’est pas un film qui a puisé dans les ingrédients du succès facile. Il n’est pas non plus porté par des stars tête d’affiche ; il y a certes la participation généreuse de Majdouline dans un rôle symbolique mais les autres comédiens sont de véritables découvertes pour le large public. Le film ne surfe pas sur une thématique sensationnelle ou un traitement démagogique. Il aborde au contraire et d’une manière originale des interrogations d’un monde complexe et d’un univers qui transcende les frontières thématiques, géographiques. Sa seule force de frappe réside dans son inscription dans une logique de cinéma. Un film anti-bazinien en quelque sorte car ici le film fonctionne dans la logique « pour un cinéma pur » ; pour contourner le célèbre titre de l’article du critique français André Bazin, père cinéphilique de la Nouvelle vague, « pour un cinéma impur ».
Encore une fois, cela fait honneur à notre cinéma, à un paysage cinématographique malmené ces derniers mois par des polémiques à la fois stériles et stupides. La sortie publique du film de Tala Hadid contribue à rectifier l’image ; il souligne et conforte la thèse que nous n’avons cessé de défendre à savoir que le cinéma marocain c’est cela : Abdellah Ferkous, Hicham Lasri, Mohamed Mouftakir, Saïd Naciri, Nabil Ayouch, Abdelkader Lagtaâ, Driss Mrini, Younes Reggab, Yassine Fennane…
Un film de notre temps. Ce n’est pas du sens qui cherche à épouser une forme comme une eau usée qui emprunte un sentier battu (un genre fortement codé comme la comédie ou le mélodrame). C’est une forme qui cherche à exprimer un sens en interpellant le spectateur ; sa collaboration ; son implication : les yeux, la tête et le cœur. La présence entière du spectateur. Un corps qui fait corps avec des corps qui se cherchent, se perdent et se retrouvent différemment.
Il y a des films que l’on regarde (l’image mouvement) ; on reste dans le niveau physiologique de l’œil. Le corps est assigné à résidence, il reçoit le message. C’est bon pour un samedi soir.  Il y a des films que l’on voit, des films qui nous questionnent ; qui passent de l’œil à la tête. Et il y a des films que l’on contemple qui nous invitent à un voyage, double,  intellectuel et imaginaire. Ils ne nous mettent pas sur un chemin qui mène vers une station terminus, mais nous mettent sur un cheminement qui continue bien après la montée du générique de fin. Mon hypothèse est que le film de Tala Hadid fait partie de cette troisième catégorie.
 La nuit entr’ouverte ne joue pas sur la clôture. C’est un projet qui se construit en face de nous/ avec nous (idéalement) : un héros fatigué qui arrive de nulle part et qui va nulle part (Casablanca, Istanbul, Bagdad…),  à la recherche d’un frère dont il ne garde que quelques bribes de souvenir d’une enfance heureuse ; quelques photos et de maigres indices. Le sens n’est pas la résultante d’une construction causale (a+b= c) ; il est dans les interstices d’un récit inachevé ; dans l’accumulation d’images, de situations optiques et sonores (a/b/c…). Le spectateur est invité à devenir compagnon de ces corps qui se meuvent devant lui. Invité à un voyage, à une errance ; à une balade.
Il me semble que Tala Hadid a fait sienne la note de Robert Bresson : « Sois sûr d’avoir épuisé tout ce qui se communique par l’immobilité et le silence ». Le film suppose dans ce sens, une attention, une adhésion à un rythme ; une empathie à l’égard d’un être esthétique spécifique.
Il y a forcément une histoire ; mais, comme dirait Godard, présentée pas forcément dans l’ordre canonique (un début, un milieu, une fin). Deux destins se croisent. Zakaria et Aïcha. C’est le premier, Zakaria -une arrivée en taxi comme la première image du film Tes cheveux noirs Ihssane, court métrage de Tala Hadid sauf que le cadre (au sens cinématographique d’abord)  n’est plus le même - qui ouvre le film et le clôt. Il arrive de nulle part, portant une blessure intérieure qu’on devine à travers des allusions et des images réminiscence.  Il part à la recherche d’un frère parti, selon tous les indices en Irak. Le film de Tala Hadid serait alors le premier film marocain à aborder la question de l’engament des Djihadistes dans une guerre du moyen orient. Cela se fait subtilement à travers une démarche qui relève davantage de la quête intérieure. Zakaria et son frère Youssef ; sur un plan onomastique, on est déjà un peu dans le registre du sacré, la connotation religieuse des noms   éclaire un destin. En face de Zakaria, Aïcha. Dès la séquence d’ouverture, le film les fait dialoguer à travers deux scènes qui s’enchaînent. « Aïcha » renvoie à la vie, à la nature, on la découvre la première fois dans une forêt, une sauvageonne ; très belle réussite du casting avec Fadoua Boujouane . C’est une enfant orpheline qui sera arrachée à son milieu, le village de Timhdit qui paradoxalement signifie en amazigh, la protégée ( !) pour être victime d’un trafic d’enfants vers l’Europe. Zakaria/ Aïcha : la culture et la nature. Lorsque leurs chemins se croisent, ils sauront que leurs solitudes sont faites pour se rencontrer et leur parcours dira la complexité d’un monde sans repères. Il va l’aider s’échapper à ses kidnappeurs en la déposant dans une maison isolée à la campagne, on saura que c’est la maison qu’il partageait avec son  amie européenne. Le schéma des relations se dessinent pour définir des rapports à la symbolique forte. Judith retrouve Aïcha et l’adopte. Encore une fois, la culture et la nature.
Le film de Tala Hadid est une radioscopie de l’altérité dans un monde globalisé. Le kidnapping de Aïcha renvoie au pillage du sud par les puissances du nord avec la complicité d’intermédiaires locaux. Zakaria a une histoire d’amour bloquée avec Judith, son amie européenne. Des images furtives d’une idylle dans un espace romantique mais enfermé dans une nostalgie (la mère malade, la radio…). Youssef, le frère disparu, lui a été broyé dans son désir d’adhésion à un idéal d’absolu. Victime d’une violence qui n’a pas de visage mais qui avance sous le signe du sacré. Une très  belle scène du film, fondatrice de sa démarche esthétique et intellectuelle dessine en filigrane, comme un récit en abyme, cette permanence de la violence. C’est la scène où la caméra dirige notre regard vers le tableau célèbre, Le martyr des saints Cosme et Damien, tableau (1843, 1844) de Fra Angelico. Nous sommes dans la chambre de Judith, elle travaille à son bureau, des copies, des documents, des livres. Un livre justement est ouvert sur un des images de peinture, un mouvement de caméra, dans un silence d’église qui nous guide vers ce tableau, un classique de la peinture où on voit des saints les yeux bandés dans une scène de décapitation. Un clin d’œil à une triste actualité. D’autant plus que les personnages mis en scène dans le tableau sont des saints nés en…Syrie. Ils ont résisté à la persécution. Ils sont toujours fêtés dans la tradition chrétienne aussi bien en Occident qu’au moyen orient. Une sorte de retour de l’histoire que la réalisatrice refuse d’aborder comme une fatalité. Le récit distille en effet des contre-champs qui disent la complexité du monde, un monde sans repère. Qui disent le refus des explications linéaires. « Tu as oublié ta montre » est pour moi la phrase clé du film instaurant le niveau de lecture de tous les autres signes véhiculés par le son et l’image ; prononcée tôt un matin par la jeune femme amazighe que Zakaria a rencontré dans un bar. Ils viennent da passer une nuit d’amour pendant laquelle la jeune femme lui raconte en amazigh une parabole sur la nécessité de poursuivre le chemin que l’on a choisi. 
Le film offre en outre une double ouverture pour clore son récit. Aïcha a réussi une nouvelle fois à échapper à ses kidnappeurs, trouvant cette fois toute seule le chemin qui la mène vers le pré où jouent des enfants. Zakaria lui, au terme d’une quête en suspens se voit inondé d’une vague de femmes en noir. Très belle scène sur le plan esthétique mais qui ouvre sur un champ d’interprétation pluriel. Les deux scènes répondent d’abord à une nécessité diégétique puisque elles fonctionnent comme pendants des deux scènes d’ouverture, la boucle est ainsi bouclée. Mais du point de vue de leur réception contextualisée, elles restituent éloquemment le destin clivé de ce que l’on a qualifié de printemps arabe ; avec d’un côté la déferlante vague noire qui obstrue l’horizon et de l’autre les chants et les jeux des enfants dans un pré inondé de la lumière d’un printemps tardif.



Aucun commentaire:

Albachado de Hassan Aourid

  L’intellectuel et le pouvoir ou la déception permanente ·          Mohammed Bakrim «  Avant d’être une histoire, le roman est une in...