jeudi 12 mars 2015

Un thé à Tanger avec Tala Hadid

Le film est une carte qu’on lit


Le hasard du calendrier fait (parfois) bien les choses : à la veille de la journée du 8 mars, à une semaine presque jour pour jour, la cinéaste marocaine Tala Hadid a offert à la femme marocaine un joli cadeau en décrochant le grand prix du festival national du film, pour son premier long métrage, The narrow frame of midnight. Tala Hadid rejoint ainsi dans l’histoire, ses consœurs qui l’ont précédée à la première place du podium du Festival national. Il faut remonter en effet à 1998, à Casablanca pour retrouver la première femme à avoir décroché le Grand prix ; ce fut avec Fatéma Jebli Elouazzani et son film Dans la maison de mon père. La suite viendra avec Yasmine Kessari qui obtient cette consécration en 2005 avec L’enfant endormi. Le relais sera repris avec Laila Kilani en 2012 qui voit son film Sur la planche récompensé par le grand prix. Quatre femmes qui ont marqué l’histoire du festival national du film par des œuvres fortes ayant forgé leur triomphe non pas par « discrimination positive » mais par leur double engagement au service du récit et de l’esthétique. Elles ont aussi un point commun, être l’émanation de ce Maroc pluriel, sans frontières géographiques, toutes sont issues de la diaspora : Fatéma Jebli et Yasmine KLessari en Belgique, Leila Kilani en Farnce…
Tala Hadid prolonge cet héritage culturel, artistique et cinéphile. Elle est issue du monde ! Elle est, dans sa biographie et dans sa démarche culturelle et cinéphile, l’incarnation d’un monde globalisé si j’ose dire, puisqu’elle est née à Londres, a étudié aux Usa et mène des recherches partout où le cinéma bouge. Aujourd’hui elle a choisi le retour aux sources en s’installant à Marrakech, ayant un coup de cœur pour le sud profond, celui du Souss et des montages de l’Anti-Atlas. Son film au titre énigmatique The narrow frame of midnight, tantôt traduit par la nuit entrouverte, tantôt par le cadre étroit de minuit et repris en arabe par « itar allail, le cadre de la nuit », est à son image ; il n’est pas linéaire ; il se situe en effet aux antipodes du cinéma dominant puisque le récit qu’il nous propose est en même temps une réflexion visuelle sur le cinéma, sur la remise en question de la narration classique. Pour faire vite, c’est un cinéma de la pensée qui produit des concepts intellectuels à partir de concepts visuels…Autour d’un très bon thé tangérois à la cafétéria de la cinémathèque Rif, elle me dit autrement cette démarche : le film est une carte, qu’il faut lire en tant que tel. Pour ma part je souligne : le film de tala Hadid est autant à voir qu’à lire. Elle fait œuvre didactique à l’heure du tout-image et de la youtibisation de la réception visuelle ; en amenant le spectateur à sortir de soi, à se poser des questions fondatrices : qu’est-ce que je vois ? Comment ce que je vois m’est-il montré ? Comment ces images se distinguent-elles de celles que je vois sur différents écrans… ? C’est pourqoui son film divise ; dérange.
Lors de son triomphe, largement mérité à Tanger, les préposés aux frontières, les douaniers du cinéma ont commencé à chercher dans son passeport pour titrer qu’ « un film irakien a gagné à Tanger », dévoilant encore plus la misère du discours médiatique sur le cinéma. Et qui trahit encore davantage le niveau du débat qu’on cherche à imposer au cinéma marocain : « un jury marocain » ; « un film marocain »…Exprimer cela à Tanger, la ville cosmopolite est une contradiction absurde ; quand on n’a pas d’idées on puise dans le prêt à porter…Tanger qui en 1995 accueillit les jeunes cinéastes de la diaspora qui donnèrent un coup d’accélérateur à un cinéma déjà prometteur. Tanger que Tala Hadid connaît bien : « c’est la ville de ma grand-mère » aime-t-elle dire. 


avec Tala à Tanger en 2006


Là, où elle avait participé d’une manière fort remarquée par son premier court métrage, le magnifique Tes cheveux noirs Ihssane ayant décroché deux prix au festival du court métrage méditerranéen en 2006 (Prix du jury et prix de la meilleure interprétation féminine pour Naima Bouzid) et en 2007, une mention spéciale au festival national du film.    
Rencontrer Tala Hadid est toujours un moment d’échange intense. Cela remonte déjà au temps de son court métrage où on avait lancé des pistes de réflexion sur le cinéma aujourd’hui face au flux des images. Sirotant avec appétit son thé sucré, elle continue à défendre la même approche. J’aime son français émaillé d’anglais et de références théoriques. Je l’interroge sur le point de départ de son film. « Le déclic ? Il était déjà là ; le 11 septembre, la guerre en Irak… les personnages de mon film, Zakaria, Aïcha existaient déjà ; ils sortent comme des fantômes ». Cette réflexion me plonge dans un flashback : Zakaria, le personnage central de son long métrage, n’est-ce pas cette ombre qui hante son premier court métrage ; « ce fantôme » sorti de nulle part, qui est venu partir sur les traces de sa mère ; il n’a même pas de nom, le synopsis parle d’un homme ayant vécu longtemps en Europe. C’est le Zakaria de La nuit entrouverte ; il arrive sans crier gare ; et c’est le départ d’une quête. Les images dialoguent avec des figures cinématographiques récurrentes : travelling d’accompagnement, plan serré, caméra en plongée…là-bas c’est la recherche de la mère ; ici c’est la quête d’un frère disparu. « Non ce n’est pas un film sur l’Irak, ni sur la Syrie…c’est une lecture réductrice ; c’est plutôt une topographie d’un terrain qui change. Mais c’est vrai chaque lecture du film est contextualisée par l’actualité du temps de sa réception. C’est un film ouvert. Un prisme ». La critique idéologique du film s’est focalisée sur certaines images fortes comme celles –atroces- de la morgue ou celles très ambiguës de la fin, mais c’est une manière d’évacuer tout le travail en amont qui invite à une démarche distanciée. Le film très brechtien en refusant de suivre un schéma linéaire. Il fait entrecroiser des récits aux apparences opposées : Aïcha, jeune fille livrée à un trafic, Judith l’amante qui attend, et Zakaria obnubilé par la recherche de son frère. « Nous vivons aujourd’hui la tyrannie du narratif…y compris pour un certain cinéma dit d’auteur de plus en plus enfermé dans la logique a + b= c ; ma démarche est plutôt a + b + c ». Tala Hadid se réclame volontiers de l’image cristal de Deleuze. Un plan ne vient pas expliciter celui qui le précède (le principe de causalité cher au cinéma narratif dominant) ; il le développe dans une autre image, l’image mentale. L’actuel et le virtuel se chevauchent ; le sens n’est jamais assigné quelque part ; il est en fuite, à l’image des personnages. « Je plaide en faveur d’une critique intellectuelle, dit Tala Hadid ; elle peut ouvrir sur un carrefour de lectures multiples ; sortir des frontières et aller vers du possible ». D’où le recours à ce titre énigmatique. Je n’hésite pas à lui poser la question. « Oui en anglais, cela renvoie à un moment radical ; disons minuit, le temps s’arrête et tout devient possible ».
Soudain, je trouve le thé encore plus délicieux. Tala en est déjà à son troisième. Sa comédienne, la très jeune Fadwa Bojouane, arrive ; elle est accompagnée de sa maman et de sa jeune amie. Je suis frappé par la coupe et la mise de cette jeune fille casablancaise, mi- garçon, mi-fille ; une vraie androgyne. Tala Hadid relevant ma curiosité me dit « ça mérite un documentaire, n’est-ce pas ? ». Plus tard, beaucoup plus tard, après le palmarès…alors que j’avais déjà quitté Tanger, je reçois un texto : « it’s an ideological struggle…la lotta continua ».
Mohammed Bakrim


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