Maîtres
et disciples

La vengeance comme contrat cinématographique.
C’est ainsi que l’on pourrait résumer le nouveau film de Quentin Tarantino,
Kill Bill volume2. À la base de son écriture nous retrouvons en effet un des
trente six axes dramatiques classiques, la vengeance. Comme c’est donné comme
programme dès le titre, il s’agit de tuer Bill. Dans le premier opus, ce
dernier n’est que furtivement signalé. Cette fois, il s’agit bel et bien de l’atteindre, d’en
finir. C’est le contrat initial qu’il s’agit d’honorer à l’occasion de ce
second volume. Mais dire que ce n’est là
qu’un simple prétexte est un euphémisme. Les véritables enjeux du film se
situent ailleurs. Kill Bill est un pur exercice de cinéma ; une variation
filmique des jeux vidéos avec un ancrage renforcé dans l’héritage
cinématographique et musical. C’est un spectacle total dans la mesure où il
mobilise une somme de connaissances fondées essentiellement sur une culture
commune, censée être partagée par l’émetteur et le récepteur : on entre dans le
film par la cinéphilie mais aussi par la référence appuyée à toute une pratique
sonore dont en premier lieu beaucoup de musiques de films. C’est donc un film
du plaisir : le double plaisir de suivre une histoire mais aussi le plaisir de
jouer à la découverte et au repérage des différents clins d’œil disséminés à
travers le « texte » filmique. Kill Bill est à voir comme un grand hommage à
tout un cinéma populaire : film de gangsters (le terme contrat s’inscrit dans
le champ sémantique ouvert par ce genre), le cinéma asiatique des arts
martiaux, le western, le film noir américain et une dose de comédie romantique
(le film se termine quand même par un happy end et une réconciliation avec
l’idéologie dominante illustrée par le triomphe de la figure de la maternité
célébrée par le bonheur de Béatrix retrouvant sa fille).
La
séquence d’ouverture m’intéresse particulièrement ; elle est emblématique de
cette démarche. Elle propose plusieurs pistes de lecture instaurant de la sorte
un contrat de communication ouvert, multiréférencié. D’abord, du point de vue
du schéma narratif, la séquence nous ramène à la situation initiale. Elle donnera lieu à une des fonctions
fondatrices de la logique du récit. Nous assisterons en effet à l’accomplissement du méfait (le crime) qui
va tout déclencher : un lieu, en l’occurrence une église ; la répétition de la
cérémonie de mariage. La mariée qui se présente toute seule, il n’y a personne
de sa famille. Le public est constitué d’amies, de son fiancé, du prêtre et
d’un énigmatique musicien. La mariée est déjà enceinte. A un certain moment,
elle quitte la cérémonie ; elle sort prendre un peu d’air. Elle découvre Bill.
Le père de l’enfant qu’elle porte. Elle le présente à ses amis, mais lui a déjà
un programme en tête. Arrive en effet son équipe de tueurs qui font un
massacre. Un panoramique vertical nous fait suivre ce qui se passe en off. En
principe, la mariée est laissée aussi pour morte. Nous, spectateurs, nous
savons qu’il n’en est rien puisque nous avons déjà vu le Kill Bill volume1 où
nous assistions à la résurgence de la mariée en suivant sa douloureuse sortie
du coma et la mise en application de son contrat de vengeance en procédant par
élimination des membres de l’équipe des tueurs. L’image sépia signifie déjà une
temporalité spécifique, ce n’est pas le présent de la narration. C’est comme un
rêve ou une réminiscence. Nous sommes déjà dans la stricte logique du cinéma.
Doublement si j’ose dire, par le recours à ce procédé chromatique de dire le
passé mais aussi par tout le dispositif
de mise en scène notamment à travers les mouvements d’appareil, le traitement
de l’espace et les angles de prise de vue. La conjugaison de ces éléments du
langage de l’image nous plonge dans une ambiance de genre, celle du western.
L’ouverture de Kill Bill volume2 est un clin d’œil explicite au western
spaghetti et davantage à sa figure la plus éloquente Sergio Leone. Nous sommes
un peu dans l’ambiance de Il était une fois dans l’ouest : l’église que nous
découvrons dans un paysage désertique à l’instar de la gare de Sergio Leone, la
mise en scène du massacre ; la caméra qui alterne les plans larges et les plans
serrés sur les visages, surtout les yeux et tout le travail de la bande son :
la musique tenant lieu d’attribut narratif ; par exemple avant de découvrir
Bill (David Carradine) à la porte de l’église, nous l’entendons d’abord jouer
de la flûte. Traitement qui rappelle le motif de l’harmonica qui précède
toujours les apparitions de l’Indien (Charles Bronson) dans Il était une fois
dans l’Ouest.
Cette
séquence nous enseigne aussi sur la conception qui préside à la progression
dramatique chez Tarantino : la scène démarre sur un rythme lent ; avec beaucoup
de dialogues, donnant l’impression d’une forme de digression esthétique
(certaines scènes flirtent avec du romantisme pur). Une sorte de tactique
narrative qui vise à « endormir » le récepteur, puis très rapidement l’action
prend le dessus. Cela n’est pas sans rappeler le montage des scènes dans Pulp
fiction : la palabre qui précède la liquidation ou encore Jackie Brown et sa temporalité quasi réaliste
(correspondance entre le temps de l’action et le temps de la narration) qui ne
laisse aucunement augurer de ce qui va advenir. Une action violente qui joue
sur la chorégraphie, la vitesse et
l’élégance. Je peux citer dans ce sens, la scène de la confrontation des deux
blondes : elle peut prétendre à l’anthologie. Elle est tout simplement
magnifique réunissant deux très belles comédiennes Uma Thurman et Hannah
Darryl. Un duel fantastique dont nous regrettons l’issue car la disparition de
l’une ou de l’autre est une perte en termes de valeur ajoutée. Le bénéfice
étant de sublimer la confrontation en la livrant presque brutalement avec
l’absence cette fois de tout apport musical, la bande son se contentant
d’amplifier les bruits in, ceux de l’affrontement. Beatrix triomphe, c’était
écrit dans la logique du développement de l’action. Mais à quel prix. Le film
de Tarantino instaure avec le personnage de Béatrix et son double rapport à
Bill (son boss et son ex.) et à Mai Pei
(le maître asiatique) une réflexion sur l’éducation et l’apprentissage. Le
parcours de Béatrix est finalement un récit initiatique qui retrace le
cheminement qui guide le disciple vers son maître. Le personnage de Uma Thurman
est le modèle positif du cursus réussi contrairement au personnage d’Hannah Darryl
qui porte au visage les stigmates de son échec d’apprentissage : elle était
déjà élève de Mai Pei qui lui a arraché un œil pour la punir ; mais elle a
réussi à le tuer commettant ainsi l’irréparable. C’est anti-pédagogique en
somme. Les maîtres répudient les disciples quand ils les jugent indignes ou
déloyaux. Béatrix, elle, a établi d’autres rapports avec son maître, fondés au
départ sur l’humilité et l’endurance. Elle pourra ainsi gagner la confiance du
maître, accéder à la maîtrise de la force, à la sagesse et au secret ultime (le
maître va lui divulguer le secret de l’arme absolue, l’explosion du cœur en
cinq touches). Un legs qui lui permettra d’échapper à la mort avec la scène
terrible où elle sera enterrée vivante : la caméra l’accompagne dans le cercueil
donnant lieu à un développement s’inspirant des normes du film d’horreur. Legs
qui lui permettra enfin de tuer Bill, lors du duel final. Le dépassement du
maître se réalise ici positivement comme accomplissement de soi. Le contrat de
Béatrix, son programme narratif, n’est-il alors qu’un avatar de la rébellion
œdipienne ? Tarantino se libère du père symbolique, de son sur-moi esthétique
et répudie ses maîtres (il les cite comme dans un rituel de passage), triomphe
comme Wagner qui éconduit le Faust moribond et se réalise enfin élu et reconnu. Émancipé, il devient lui-même un maître : voir l'actualité du jour

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